Il y a aussi les lieux touristiques, les endroits à visiter. Tant qu'on est là, on sait qu'on peut y aller le lendemain ou la semaine suivante, et du coup on n'y va pas. Et ça ne nous manque pas. Peu importe, parce que c'est là, si je veux je peux y aller.
Bientôt ce ne sera plus là, et je ne pourrai plus y aller. Mais à vrai dire je m'en fiche. Je suis maintenant intimement liée à cette île, c'est le pays de mon époux, celui de mon fils. Je sais que je reviendrai. Et même si je n'y revenais pas, le problème ne serait pas les lieux. Beaucoup plus les gens.
Port-Louis vu de la Citadelle, mars 2012 |
Il y a ma belle famille, la famille élargie de mon homme, mes amis, mes collègues. Beaucoup de monde avec qui j'aime passer du temps et qui vont me manquer, évidemment.
Mais il y a aussi les anonymes, ceux qu'on croise régulièrement, qui font partie du paysage, et qu'on a finalement, sans s'en rendre compte, commencé à prendre pour acquis. Ils sont là, j'y suis. C'est banal mais ils font partie de mon quotidien.
Il y a le propriétaire de la boutique sinois où nous achetons notre pain. Et sa maman, une vieille dame courbée toujours assise sur une chaise derrière le comptoir et qui ne comprend jamais du premier coup ce que je lui demande bien que je m'exprime en créole. On se dit à peine bonjour, les grandes formules de politesse ne font pas partie de la coutume. Je demande ma baguette, parfois le journal ou des œufs. De temps en temps, l'homme fait un gentil commentaire sur le Bibou qui grandit, qui parle bien. Il l'a connu tout petit.
Il y a Bhai G., un vieil homme qui vend des gâteaux piment tout près de chez nous, dans sa petite boutique de tôle ondulée, à côté de sa maison. Il nous raconte ses opérations des yeux et sa maison de bois et de tôle qui coule lors des grosses pluies. Il salue toujours le Bibou d'un grand "Coucou !", mais le petit malpoli lui répond rarement et fait le timide. Parfois, Bhai G. lui offre même un petit paquet de chips. Les gâteaux piment de sa femme sont délicieux.
Derniers rayons sur Port-Louis, mars 2012 |
Il y a le vendeur de journaux à l'angle de deux rues à qui j'ai l'habitude d'acheter l'Express, le matin en allant au travail. Je n'ai plus besoin de lui dire quel titre je vais prendre, il me le donne directement.
Et ce marchand de farathas au food court du bazar, qui vend les meilleurs farathas de Port-Louis, selon moi. Très courtois, presque chaleureux (alors que, comme je le disais, ce n'est pas vraiment dans les manières locales), toujours souriant, quand il me voit il me dit d'emblée : "Enn faratha agneau ?" Il sait que je prends toujours la même chose. Parfois, il me demande si je veux du piment, sans doute pour s'assurer que je n'en prends toujours pas.
Enfin, ce voisin chauffeur de taxi qui nous donne des kilos de mangues lorsque c'est la saison. On se salue d'un petit signe de tête lorsque je passe devant sa cour. Sa femme, décédée l'année dernière, aimait bien le Bibou.
Ces derniers temps, je ne peux m'empêcher de penser que bientôt, ils ne me verront plus. Et de me demander s'ils s'en rendront compte, s'ils repenseront à moi, à nous. Un jour, deux jours, trois jours. Une semaine. Tiens, la jeune femme qui prenait tout le temps un faratha agneau, elle ne vient plus ? Puis le temps va passer et certains d'entre eux vont m'oublier. Mais je ne pense pas que je les oublierai.