J'ai des tas de blessures, anciennes ou plus récentes, qui en ce moment semblent se raviver un peu toutes en même temps. Ça prend la forme de pensées qui tournent et retournent dans ma tête, qui font comme des boules dans mon ventre et des nœuds dans ma gorge. Ce sont de tout petits maux qui à force de revenir, à force de résonner en boucle, deviennent lourds, pénibles, angoissants. Ça pèse, ça fait mal, ça me prend mon énergie. Il y a des douleurs et il y a des colères, il y a des sentiments d'injustice, de culpabilité, des non-dits.
Parmi les plus récentes, il y a monsieur le juge qui me demande si je veux vraiment que les enfants aillent chez leur père trois week-ends sur quatre, parce que quand même, c'est sympa d'avoir aussi des week-ends avec ses enfants. Je n'ai rien su dire sur le moment, à part "oui, je suis sûre", mais cela revient encore et encore dans ma tête accompagné de tout ce que j'aurais voulu exprimer : qu'en fait j'aurais voulu une garde partagée, une semaine sur deux, si le papa n'était pas allé vivre dans une autre ville, que trois week-ends par mois c'est le minimum qu'il puisse faire, que toute la charge mentale était déjà sur moi, les courses d'école, les rendez-vous chez le médecin, les soirs de semaine où je vis l'enfer en essayant de les coucher pas trop tard, les chaussures à racheter quand les anciennes sont défoncées, les K-ways perdus à tenter de retrouver, les repas à préparer qui ne conviennent jamais, que j'aime beaucoup mes enfants mais que passer du temps avec eux est rarement une sinécure, et d'abord, monsieur le juge, pourquoi vous ne demandez pas plutôt au papa s'il n'aimerait pas les avoir un peu plus souvent ?
Ça tourne et retourne dans ma tête, ça me brûle la gorge, la poitrine, ça fait une boule de colère dans mon ventre qui pourrait me faire éclater.
Une blessure plus ancienne, oh à peine une égratignure (enfin ça devrait) : on est en 2015, ça fait un peu plus d'une année qu'on est en Suisse, on a enfin notre propre appartement, et ma belle-soeur vient passer quelques semaines chez nous avec son mari et sa fille. On leur prépare une chambre d'amis, on se procure un lit, on achète deux ou trois choses pour qu'ils soient confortables. Ma maman, voyant ça, me lance un jour que quand elle et mon père venaient nous rendre visite à l'Ile Maurice, on ne les recevait pas de cette manière, qu'on ne prenait pas tant de soin à préparer leur venue. Eh bien Maman, c'est tout simplement parce qu'à Maurice on n'avait rien, vraiment rien. Acheter un lit aurait coûté plus que mon salaire mensuel, et là-bas, on ne trouve pas ce genre de choses d'occasion, parce que les gens ne changent pas de mobilier sur un coup de tête - au contraire, quand enfin ils changent quelque chose de cassé (un canapé, un frigo), ils le paient par mensualités sur un an ou deux. C'est aussi parce que je me tuais au travail, du lundi au samedi, que je préparais mes cours jusqu'à minuit alors que mon bébé se réveillait encore trois fois par nuit, alors il ne restait pas beaucoup de temps pour le reste. Et puis quand vous veniez à Maurice, on attendait votre venue comme un enfant attend son dessert, avec l'espoir d'avoir enfin droit à quelque douceur, une sortie au restaurant que vous auriez pu nous offrir, une visite culturelle, une balade en voiture vers des coins reculés, toutes ces choses qui nous étaient interdits en temps normal parce que nous n'avions pas de voiture, pas d'argent pour nous offrir plus qu'un McDo ou des mines frire. Alors que quand ma belle-soeur est venue nous rendre visite ici, c'est nous qui avions quelque chose à prouver, nous qui nous devions de leur offrir ce qu'ils n'avaient pas l'occasion de faire chez eux, un petit séjour en camping, des sorties, une chambre d'amis un peu jolie, un peu confortable.
Cette remarque, cette toute petite remarque, prononcée il y a six ans, revient de temps en temps me blesser, elle revient souvent ces derniers temps, je ne sais pas pourquoi. Elle tourne et tourne dans ma tête et m'égratigne le cœur.
Je pourrais continuer, je devrais peut-être le faire d'ailleurs, peut-être pas ici mais dans un cahier, quelque part. Je trouverais sûrement des motifs récurrents, je crois en voir un d'ailleurs, il s'agit souvent des moments où je n'ai pas su dire ma colère, ma tristesse, ou ma déception, où je n'ai pas sur m'expliquer, trouver les mots. Je crois que je m'améliore un peu dans ce domaine, j'apprends petit à petit à savoir ce que je veux, à le réclamer, à m'exprimer quand on me blesse, quand on me fait du tort. Je m'améliore mais ça reste très, très dur, car je crois que je n'ai jamais appris à communiquer comme il fallait, et surtout que j'ai toujours appris à faire passer les autres, leurs désirs et leurs besoins avant les miens.
J'ai des tas de blessures. Invisibles mais à la douleur lancinante. Je dirais bien que je les soigne, mais la vérité c'est que je n'ai aucune idée de la marche à suivre, ni de comment faire pour éviter que les petits événements de la vie ne continuent à me cabosser...