Tout était nouveau, je venais d'acquérir un nouveau statut, je commençais une nouvelle vie, une vie de maman... Je me rendais compte qu'à partir de ce moment, c'est moi qui allait devoir prendre les décisions : comment fallait-il l'habiller ? Fallait-il l'emmener chez le médecin, ou est-ce que ça allait passer ? Moi, et mon mari, bien sûr. Je découvrais que je ne pouvais plus décider de l'heure à laquelle j'allais me coucher (il fallait que mon bébé dorme pour que je puisse dormir), ni de celle à laquelle je me lèverais. Quand on sortait, il fallait penser aux couches, aux habits de rechange - heureusement, je l'allaitais, pas de biberons à emmener ni de lait à réchauffer.
Et au milieu de tout ça, 12 semaines à peine après un accouchement plus ou moins traumatisant, j'avais repris le travail. Un nouveau travail. Dans l'enseignement. J'avais été engagée pour donner des cours de journalisme - moi qui n'ai jamais été journaliste. Toute seule, j'ai dû élaborer le programme et le contenu de mes cours. Moi qui n'avais jamais encore enseigné, moi qui avais un petit nouveau-né de 12 semaines...
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Petits pieds en mai 2011 |
Je préparais mes cours dès que le bébé s'endormait et jusqu'à onze heures, minuit, une heure du matin, souvent interrompue pour une tétée. J'allais me coucher, le petit me réveillait encore plusieurs fois pendant la nuit, affamé. Vers 10 heures du matin, j'enfourchais mon vélo pour aller donner mes cours. A midi, je rentrais en vitesse à la maison pour donner à téter à mon bébé, ou alors je retrouvais mari et bébé quelque part en ville pour l'allaiter. L'idéal aurait été que je tire mon lait, mais c'était compliqué... Je travaillais six jours par semaine, le samedi uniquement le matin.
En juillet ou août, mes parents et ma sœur étaient venus passer quelques semaines de vacances chez nous (moi, aux vacances, je n'y aurais pas droit avant d'avoir travaillé une année entière dans cette compagnie), et ils m'avaient offert pour mon anniversaire un bon pour un massage, dans un institut. C'était un massage d'une heure et demie, un massage balinais. La masseuse n'arrêtait pas de me dire que j'étais tendue, et effectivement, au bout de l'heure et demie, j'étais toujours aussi crispée, aussi fatiguée, je n'avais absolument pas réussi à me détendre.
Quand je lui ai raconté tout ça, la psy m'a dit que j'avais été une super-héroïne. Elle a sûrement raison. Quand j'y repense, je me demande comment j'ai fait pour faire tout ça, pour survivre à tout ça. Étrangement, malgré la fatigue, les incertitudes, le stress, le ras-le-bol parfois, jamais je me suis laissée aller à penser que j'étais malheureuse. Non, je n'étais pas malheureuse. C'était ma vie, et c'était comme ça. J'appréciais chaque moment passé avec mon fils, on découvrait petit à petit ses sourires, ses vocalises, on l'admirait alors qu'il apprenait à soulever la tête, à se retourner, à attraper ses pieds. C'est peut-être vrai finalement que la dépression, le burn-out et ce genre de maladies sont des maladies de pays riches. Parce que quand on n'a pas le choix, on ne peut pas se laisser aller, on ne peut pas s'effondrer, on continue et c'est tout, c'est la vie et c'est tout.
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Petits pieds en juillet 2011 |
J'écris ça, et je sais que ce n'est pas tout à fait vrai : je pense à une personne, une Mauricienne, une proche, qui elle a bien failli s'effondrer - je ne sais pas si elle a mis le mot de dépression sur ce qui lui arrivait, mais ça y ressemblait bien. Je repense souvent à elle. Avec ses trois enfants insupportables, son mari parti loin pour gagner de l'argent - et peut-être aussi pour s'éloigner d'elle. Elle qui me racontait son désespoir à la naissance de son troisième fils : à l'hôpital avec son nouveau-né, elle savait qu'un autre bébé (de 10 ou 11 mois !) l'attendait à la maison... Et nous, on passait parfois du temps avec elle, mais souvent j'avoue qu'on avait envie de la fuir, parce qu'elle nous plombait avec ses plaintes et ses histoires déprimantes. J'ai honte, en y repensant.
Je ne sais pas trop où ça me mène de repenser à tout ça. Peut-être que c'est des choses qui devaient être dites, qui méritaient d'être mises par écrit - parce que je n'en avais pas parlé sur le moment sur mon blog. Peut-être que ça vaut la peine que je me souvienne que j'ai réussi à faire tout ça. Que j'ai été une super-héroïne. Je n'y crois qu'à moitié, je crois plutôt que j'ai été un peu folle, un peu inconsciente, que je n'aurais peut-être pas dû accepter ce nouveau travail à l'époque, même s'il était mieux payé que l'ancien. Que j'aurais dû faire d'autres choix... Mais enfin, le passé est passé. Alors, mieux vaut que je me dise, que j'essaie de croire, que j'ai bel et bien été une super-héroïne. Peut-être même que j'en suis encore une.